Rose, paralysée par son inconscient

Rose, paralysée par son inconscient

Après le divorce de ses parents, Rose se retrouve paralysée des deux jambes, sans cause médicale identifiée. C’est son inconscient qui l’a clouée dans un fauteuil roulant, pour susciter compassion et attention.

 

© Shutterstock.com/Pixel-Shot

Lorsque j’ai rencontré Rose, il y a quelques années, j’exerçais alors en milieu hospitalier dans un service de pédopsychiatrie parisien. Elle était dans une chambre seule, et me tournait le dos, allongée dans son lit. Je notai qu’elle était absorbée dans la lecture d’un petit ouvrage dont je découvrirais plus tard le titre : Une vie ailleurs, de Gabrielle Zevin. Elle tourna très lentement la tête pour me jeter un regard désinvolte de ses doux yeux verts, puis reprit sa lecture, tout en me répondant avec une amabilité de circonstance.

Détachement. Désintérêt. Ce sont les mots qui me viennent alors à l’esprit. Ce premier contact n’est ni chaleureux, ni froid. Il est indifférent. Pourquoi est-elle ici ? « Parce que le docteur du service de l’étage au-dessus a demandé à mes parents que je sois vue par un psy… Mais j’en ai déjà vu plein. »

Sa paralysie ne l’émeut pas…

D’après son dossier médical, Rose est paraplégique. Paralysée des deux membres inférieurs. Mais son visage est lisse, impassible. Aucune trace d’émotion ne le trouble, son regard exprime l’éloignement, et elle répond avec détachement, de façon laconique, à mes sollicitations et mes questions.

Ataraxie. Le terme grec qui signifie « absence de trouble ». Son état reflète le « calme de l’esprit », l’indifférence affective, qui la conduit à ne se laisser perturber en aucune circonstance. Comment rester de marbre lorsque l’on souffre de symptômes aussi invalidants à 14 ans, et ce depuis plusieurs années ? Pour moi, à ce moment, Rose est une énigme. Je décide donc de mener l’enquête. Et de remonter le fil des événements qui l’ont amenée dans cette situation.

Au départ, une blessure entre les orteils

C’est deux ans plus tôt que Rose passe d’une vie d’adolescente normale à une succession d’hospitalisations et de séjours en instituts de rééducation. Un jour, son père l’emmène chez le médecin. Motif : une infection cutanée grave entre les orteils du pied droit. Mais surtout, cette lésion est le résultat d’une blessure. Une blessure que Rose s’est faite elle-même, avec un compas. Et pire encore, par la suite, elle a trituré sa peau à cet endroit, pendant des semaines. Ce qu’on appelle un trouble d’excoriation.

La « belle indifférence » souvent affichée par les patients vient du fait que la « conversion » a réussi à calmer leur angoisse…

On traite la lésion avec un antibiotique. Mais les dégâts sont trop profonds. Il faut opérer. Après quelques semaines, l’infection et la blessure disparaissent. Cependant, les douleurs ressenties au niveau du pied droit persistent pendant plusieurs jours. Rose doit arrêter le sport au collège…

Mais les douleurs persistent, et s’étendent. Tout d’abord, dans la partie inférieure de sa jambe droite, entre le cou-de-pied et le genou. Et puis, de plus en plus haut… En même temps, elle perd ses sensations sur cette partie de son corps : toucher, chaleur, froid, et pour finir, même la douleur qui l’importunait.

Elle perd l’usage de ses jambes progressivement

C’est un cauchemar. Maintenant, Rose perd la perception de sa jambe droite. Elle ne sent plus les mouvements qu’elle fait avec cette jambe, n’a plus la notion de la coordination de ses mouvements. Elle a du mal à se tenir debout, et pour finir n’y arrive plus du tout. Bien sûr, elle ne peut plus marcher. Des étapes d’une descente aux enfers pour lesquels on a des mots savants : astasie (impossibilité de se tenir debout), abasie (impossibilité de marcher)…

On hospitalise Rose dans un service de pédiatrie générale en province. Pendant des semaines entières, elle y subit analyses médicales et neurophysiologiques, imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), le tout pour tenter de comprendre ce qui ne fonctionne pas avec ses nerfs et neurones. En vain. Aucune anomalie n’est détectée. Plus étrange encore : à présent, c’est comme si les muscles de sa jambe droite durcissaient… Et cela passe à la jambe gauche ! Cette hypertonie musculaire l’empêche bien vite de faire le moindre mouvement. 

Voilà donc Rose en fauteuil roulant. Ce qui complique énormément sa vie chez sa mère, au point qu’on tente à tout prix une rééducation fonctionnelle (lui réapprendre à utiliser ses membres inférieurs) dans un centre de médecine physique et de réadaptation. C’est là qu’apparaît un problème insoupçonné ; Rose ne met aucune bonne volonté à se rétablir. Elle refuse les différents traitements et s’oppose frontalement au personnel soignant, notamment les kinésithérapeutes. D’instituts de rééducation en service de pédiatrie générale à Paris, elle échoue dans celui de pédopsychiatrie, où je fais alors sa rencontre.

L’enfance balayée par un tsunami

Pour moi, cette perte d’usage des jambes, alors que le système nerveux de la jeune fille paraît fonctionner, cache quelque chose d’ordre psychologique. Je décide donc de fouiller dans la vie passée de la jeune fille, dans l’espoir d’y trouver un détail qui serait passé inaperçu. Tout d’abord, Rose est fille unique. Petite, elle se développe normalement, n’a aucune difficulté à marcher ni à apprendre à parler. En fait, elle dispose d’excellentes capacités d’apprentissage : elle est souvent première ou deuxième de sa classe.

Alors qu’elle est en classe de sixième, survient un événement déterminant dans sa vie. Ses parents se séparent. Un divorce difficile, violent. La décision du juge des affaires familiales conduit à une garde quasi totale chez la mère, avec un week-end sur deux chez le père. La maman de Rose est employée de mairie. Le père, ingénieur dans une entreprise européenne.

Sans être une surprise – de violentes disputes émaillaient le quotidien de la famille –, ce divorce sera vécu par Rose comme un tsunami. On l’envoie dans un collège privé, où elle est séparée de ses amies. Brusquement isolée, seule, elle change rapidement de comportement. Désormais, elle alterne entre repli sur elle-même et agressivité envers autrui, en particulier sa mère et l’amie de son père. « Au collège, me dira le père, elle ne s’est pas adaptée… Sa professeuse principale nous a alertés sur son isolement dans la cour de récréation et son manque de motivation en classe. Mais nous n’avons pas pris cela au sérieux. Nous ne nous sommes pas inquiétés. »

Je ne veux pas d’autre maman !

Jusqu’au jour où Rose s’automutile entre les orteils, lors d’un week-end passé chez son père : « Je voyais mon père avec sa nouvelle compagne, que je déteste. Et j’avais peur qu’il ne s’intéresse plus à moi. J’écoutais parfois aux portes et, un jour, j’ai entendu qu’elle voulait se marier et avoir un enfant avec lui. Ça m’a mise dans une colère noire ! Je suis alors allée dans ma chambre et je me suis charcuté le pied. » Pendant plusieurs jours, Rose se mutile jusqu’à l’inflammation de la blessure qu’elle ne soigne pas. Au contraire, elle l’aggrave au point de boiter légèrement. Mais ses parents ne s’en aperçoivent pas. Elle attend que la douleur devienne intenable et d’être de nouveau en week-end chez son père pour lui montrer sa blessure infectée.

Rose est une enfant qui, au moment charnière du passage à l’adolescence, a subi de profonds bouleversements de ses repères de vie, tant à l’école que dans sa famille. Au point de porter atteinte à son intégrité physique. Sa paralysie peut-elle s’interpréter sous ce nouvel éclairage ?

Sa paralysie n’est pas « physique ». Les examens médicaux l’ont montré : ce n’est pas un problème musculaire, osseux ou même lié au fonctionnement de ses nerfs moteurs qui commandent les mouvements des membres. Alors, est-ce d’origine psychologique ? Si oui, c’est un trouble factice, une « pathomimie », comme on dit (on « mime » la pathologie)… Et dans ce cas, il existe deux possibilités : soit elle simule intentionnellement pour attirer l’attention ou obtenir un quelconque bénéfice, soit c’est totalement inconscient. Pour trancher entre les deux, il va falloir creuser plus profond.

Mais la mienne a tenté de se suicider…

Plus profond, c’est-à-dire plus loin dans le temps. Rose a 10 ans, et ce jour-là, elle rentre seule de l’école. En arrivant, elle découvre sa mère assise dans le canapé du salon, inerte. À côté d’elle, des flacons de médicaments. Elle vient de prendre une forte dose d’hypnotiques et d’anxiolytiques. Elle a voulu mourir.

Cet épisode, très traumatisant, amènera Rose à se confier : « J’aime ma mère, mais elle me fait peur. Je lui en veux de ce qu’elle a fait. Je comprends que mon père soit parti… Je ne veux pas être comme elle. » C’est ainsi qu’elle a grandi, dans un climat familial sous tension, où stress et violence sont omniprésents. Elle a senti venir l’inéluctable. « Je savais que mes parents ne s’aimaient plus ; ils s’engueulaient tout le temps. Mais c’est ma mère surtout qui criait… Elle frappait même mon père. »

La mère de Rose, dépressive et suicidaire ? C’est elle qui déclenchait les disputes, la plupart du temps. Rose le sait : « C’est vrai que maman est fragile… Elle a toujours été déprimée. Elle a été hospitalisée plusieurs fois pour cette raison et le jour où elle a fait une tentative de suicide, c’est moi qui l’ai trouvée… » Elle a du mal à retenir ses larmes.

Ces événements ont laissé des traces. Les examens me montreront que Rose, outre la dépression qu’elle a probablement traversée au cours de cette période, présente un profil de type histrionique : elle se sent mal lorsqu’elle n’est pas le centre de l’attention des autres. Son estime de soi est chancelante, et elle a soif de reconnaissance, ce qui la rend très dépendante aux compliments. Elle ne cesse, au cours des tests, de répéter : « J’ai bien réussi ? J’ai été assez rapide ? Vous êtes content de moi ? » De ce fait, elle est très facilement influencée par les situations et les personnes. Et puis, il y a quelques signes de personnalité borderline : peur de l’abandon et conduites autodestructrices. Rose n’est plus sûre de rien. Sa mère n’est plus un appui, et son père menace de partir avec une autre. Elle a peur de perdre son amour.

La fille paralysée de l’ascenseur

Vient alors la question des symptômes : quels bénéfices Rose retire-t-elle de son immobilité, de sa paralysie, dans les modalités de son suivi psychologique ? Une situation inattendue va m’éclairer. Alors que la plupart de mes patients se rendent par eux-mêmes dans mon bureau, Rose est non seulement accompagnée mais, étant en fauteuil roulant, elle doit aussi prendre l’ascenseur qui l’amène au cœur de la grande salle d’attente du service hospitalier. Pour ce faire, elle traverse, sous le regard attentif des patients et du personnel soignant, plusieurs couloirs que seuls les médecins et les handicapés utilisent. Or ce chemin jusqu’à mon bureau fait perdre à Rose sa « belle indifférence » vis-à-vis de sa paralysie… En effet, je remarque rapidement à quel point les regards du personnel soignant et des autres malades, leurs attentions portées sur elle, sont sources de satisfaction, de plaisir, voire de suffisance. Rose arrive ainsi, pour sa consultation, rayonnante, voire triomphante.

Ces éléments pourraient m’amener à interpréter la paralysie de Rose comme une pathomimie, ou trouble factice. En effet, cette pathologie apparaît souvent chez l’enfant vivant dans un contexte familial en crise : le jeune crée intentionnellement un symptôme somatique pour attirer l’attention sur lui, comme un véritable appel à l’aide. Est-ce le cas de Rose ?

La conversion, quand l’esprit paralyse le corps

Non ! Chez elle, aucun faux-semblant, aucune simulation, aucune imposture. Elle est persuadée qu’elle ne peut plus, et ne pourra plus jamais, marcher. Rien n’est provoqué volontairement, à l’exception de son automutilation, réalisée à un moment où elle était en colère, frustrée et effrayée. « Je sais que je ne marcherai plus. Ce n’est plus la peine de m’aider. J’en ai marre des docteurs, des rééducateurs et des kinés. Je ne veux plus les voir. »

Puis elle ajoute : « Je sais aussi que mes parents sont inquiets pour moi… Mais je n’y peux rien. D’ailleurs, au début, ils ne me croyaient pas et me forçaient à marcher, surtout mon père. » Elle reconnaît plus tard que ses parents ne se sont jamais autant occupés d’elle que depuis qu’elle ne marche plus…

Devant ces symptômes et l’analyse de la personnalité de Rose, j’en conclus que la jeune fille présente un réel trouble de conversion tel que Sigmund Freud l’a décrit en 1895, avec le médecin et physiologiste autrichien Josef Breuer, à partir de leurs travaux sur l’hystérie, en distinguant bien la simulation de la « conversion ».

Comment traiter les troubles inconscients ?

Logiquement, c’est la psychothérapie qui doit alors primer. Il faut bloquer la source de l’angoisse, qui est à l’origine de la paralysie. Nous travaillons donc ensemble sur les éléments de sa personnalité histrionique – son besoin d’attention et d’affection, ainsi que sa suggestibilité –, pour qu’elle accepte plus volontiers les traitements (aussi bien psychologiques que psychomoteurs) et qu’elle se rende compte qu’elle est encore physiquement capable de marcher. Je lui fais également prendre conscience des bénéfices secondaires de son immobilité dans le contexte conflictuel de sa famille : elle craint de perdre l’amour de son père et sa paralysie lui permet, sans qu’elle ne s’en rende compte, d’accaparer son attention. Son immobilité a aussi des avantages au moment de la puberté, période où elle a peur de grandir et s’inquiète du développement de sa féminité… Toutes ces approches thérapeutiques se révèlent rapidement bénéfiques.

C’est ensuite, dans un second temps, que je lui fais reprendre les séances de psychomotricité et de rééducation. Au bout de quatre mois d’hospitalisation, elle recouvre enfin la marche ! Aujourd’hui, deux ans après avoir quitté le service, Rose est en classe de troisième, et mène une vie sociale et affective riche. Elle n’est plus suivie en psychothérapie, et aucune rechute n’est à déplorer. La relation de ses parents reste conflictuelle, mais, à sa demande, elle a changé de rythme de garde, et passe désormais une semaine sur deux chez son père et sa mère…

GRÉGORY MICHEL|  |  CERVEAU & PSYCHO N° 124